SOUVENIRS D?UN GRATTE-PAPIER


Autor: Lima Barreto
Título: SOUVENIRS D?UN GRATTE-PAPIER
Idiomas: fra
Tradutor: Monique Le Moing et Marie-Pierre Maz?as(FRA)
Data: 03/06/2005

SOUVENIRS D?UN GRATTE-PAPIER

 
 
 

I

 
 
 

Lima Barreto

 
 
La tristesse, l?impression d??touffement et la conscience de l?in?galit? intellectuelle de mes parents out agi sur moi de fa?on curieuse : elles m?ont donn? des d?sirs d?intelligence. Mon p?re qui ?tait sup?rieurement brillant et instruit m?a, avant toute chose, d?s ma premi?re enfance, stimul? par ses propres ?nigmatiques. Je n??tais pas encore entr? au coll?ge qu?il me dit un jour : ? Sais-tu qui est n? quand Napol?on gagna la bataille de Marengo ? ? J?ouvris de grands yeux et demandai : ? Qui est Napol?on ? ? ? Un grand homme, un grand g?n?ral ?… Et il n?ajouta rien. Il s?adossa ? sa chaise et poursuivit sa lecture. Je ne fis aucun effort pour p?n?trer le sens de ses paroles ; cependant, l?intonation de sa voix, son geste et son regard sont rest?s grav?s en moi pour toujours. Le spectacle du savoir de mon p?re, mis en valeur par l?ignorance de ma m?re et de toute sa famille, s?imposa ? mes yeux d?enfant comme un myst?re fascinant.
Il me sembla alors que son ?tonnante capacit? ? tout expliquer, sa grande facilit? d??locution, son aptitude ? lire plusieurs langues et ? les comprendre, constituaient non seulement une source de bonheur, d?abondance et de richesse, mais aussi une justification ? un profond respect des hommes, ? une plus haute estime de tous.
Gr?ce au Savoir, nous ?tions en quelque sorte sacr?s, d?ifi?s… Si ma m?re m?apparaissait triste et humble ? pensais-je ? l??poque ? c??tait parce qu?elle, elle ne savait pas, comme mon p?re, appeler les ?toiles par leur nom ni expliquer le ph?nom?ne de la pluie… C?est avec ce genre de sentiments que j?entrai ? l??cole primaire. Je me consacrai avec z?le ? l??tude. Je brillai, et peu ? peu mes premi?res notions sur le Savoir s??panouirent.
Certaines tendances se manifest?rent en moi : j?avais pour point de mire des destins hors du commun, sans en ?valuer vraiment la signification et l?utilit? et, au fond de mon ?me, une profusion d?aspirations et de d?sirs ind?termin?s. C??tait comme si le monde n?attendait que moi pour continuer ? tourner…
J?entendais ? toute heure et ? tout moment une sibylle tentatrice me parler de ma gloire future. J?agissais de fa?on d?sordonn?e et j??tais conscient de l?incoh?rence de mes actes, mais j?attendais que l?accomplissement de mon destin m??claire une fois pour toutes. J?entrais dans ma phase de marginalit? et de besoin de me distinguer. Je me laissais aller dans ma mise et il fallait que ma m?re me rappelle ? l?ordre pour que j?en prenne plus de soin. Je fuyais les yeux, j??vitais les rassemblements, faisant bande ? part avec un ou deux ?l?ves pendant la r?cr?ation, un jour arriva o? je me mis ? jouer comme un fou, avec passion. Je provoquai ainsi la stupeur de mes camarades : Tiens ! Isa?as qui joue ! Il va pleuvoir…
Mon ardeur ? l??tude ne diminua pas avec les ann?es… comme on aurait pu s?y attendre : elle ne fit que se confirmer patit ? petit. Mon professeur, ?tonn?e, se prit de sympathie pour moi. Au fond d?elle-m?me (je le soup?onne aujourd?hui), elle imagina qu?un petit g?nie lui passait entre les mains. Je r?pondis ? son affection de toute mon ?me : quand elle se maria ? avec ses yeux bleus et ses cheveux ch?tains ? je crus qu?on me l?arrachait… Il y avait deux ans que j?allais ? l??cole, j?avais douze ans. Un an plus tard, je quittais le coll?ge ; elle me donna en souvenir un exemplaire du Pouvoir de la Volont? luxueusement reli?, avec une d?dicace affectueuse et pleine d??loges. J?en fis mon livre de chevet. Il ne m?a quitt? ni le jour ni la nuit pendant toutes mes ?tudes secondaires dont les professeurs ne m?ont laiss? que des souvenirs peu marquants.
Aucun d?eux n?avait les yeux bleus de Dona Esther, si doux, si clairvoyants qu?ils semblaient lire mon destin quand je d?posais des baisers sur les pages o? il ?tait inscrit !…
A la fin de mes ?tudes au lyc?e, j?avais une solide r?putation de b?cheur, je comptais quatre succ?s, une distinction et de nombreuses compositions excellentes. Je restai encore deux ans dans ma ville natale, deux ans que je passai hors de mon ?tat normal, exalt? par mes notes exemplaires et par les pronostics de mon professeur ? qui je rendais r?guli?rement visite et ? qui je pr?tais une vreille tr?s attentive. Tous les matins, au r?veil, l?esprit encore caress? par de myst?rieux r?ves de bon augure, la sibylle me disait ? l?oreille : ? Pars, Isa?as ! Pars ! Ici, c?est trop petit pour toi… Va ? Rio ! ?
Alors, pendant des heures et des heures, au cors de mes occupations quotidiennes, je tentais de mesurer les difficult?s, de me faire ? l?id?e que Rio ?tait une grande ville, pleine de richesses, gorg?e d?ego?sme, o? je n?avais ni connaissances, ni relations, ni protecteurs qui puissent m??tre utiles…
Que ferais-je l?-bas, tout seul, ne pouvant compter que sur mes propres forces ? Rien… Je serais comme un brin de puille dans le tourbillon de la vie ? emport? par-ci, rejet? par-l? ? et, pour finir, englouti dans l?ab?me… voleur… ivrogne… phtisique et qui sait pire encore. J?h?sitais. le matin, ma volont? ?tait presque in?branlable mais, l?apr?s-midi venue, je fl?chissais face aux dangers que j?entrevoyais.
Un jour, cepudant, je lus dans le journal que F?licio, mon ancien condisciple, avait r?ussi sa pharmacie et avait re?u pour cela ? disait le journal ? une retentissante ovation de ses camarades.
Quoi ! F?licio ! Pensais-je en moi-m?me. F?licio ! Cet ?ne ! Il r?ussissait ? Rio ! Et pourquoi pas moi, moi qui lui avais enseign? en classe de portugais, une bonne fois pour toutes, la diff?rence entre l?adjectif attributif et l?adverbial ? En quel honneur ?
Je lus cette nouvelle le vendredi et, durant tout le samedi, je pesai dans mon esprit les avantages et les incov?nients d?un d?part.
Aujourd?hui, je ne me souviens plus tr?s bien des phases de ce combat int?rieur ; un d?tail me revient cependant ? l?esprit, parmi ceux qui me dissuad?rent de partir. Le samedi apr?s-midi, je sortis marcher un peu. Il faisait mauvais temps. Une pluie intermittente tombait depuis deux jours. Maussade, je sortis sans but, au hasard, profitant d?une accalmie. Arriv? en rase campagne, je regardai le ciel. Des nuages couleur de cendre galopaient et, au loin, incrust?e, une toute petite tache un peu plus sombre semblait courir. Elle se rapprochait et peu ? peu je la vis se subdiviser, se multiplier ; alors un vol de canard noirs passa au-dessus de moi et, dessinant un V, se d?tacha de celui qui volait en t?te. C??tait la premi?re lettre de ? Va ?. J?interpr?tai cela comme un signe d?encouragement, augure propice ? mon projet audacieux. Le dimanche matin, je dis d?un seul trait ? ma m?re :
? Demain, M?re, je pars pour Rio.
Celle-ci ne r?pondit rien. Elle se contenta de me regarder avec perplexit?, sans approuver ni d?sapprouver ; mais ma tante qui cousait ? un bout de la table releva l?g?rement la t?te, posa sa couture sur ses genoux et dit d?un ton persuasif :
? Fais attention ? ce que tu vas faire, non gar?on ! Il me semble que tu devrais demander conseil ? Valentin.
? Quoi ! fis-je avec v?h?mence. Pourquoi Valentin ? Ne suis-je pas un gar?on instruit ? N?ai-je pas fait ma prop?deutique ? Et pourquoi des conseils ?
? Ecoute, Isa?as ! Tu es encore un enfant… Tu n?as pas d?exp?rience… Valentin conna?t mieux la vie que toi… D?autant plus qu?il a d?j? v?cu ? Rio…
A peine ma tante, s?ur a?n?e de ma m?re, avait-elle prononc? le dernier not, que Valentin entra, envelopp? dans un long manteau de flanelle.
Il d?posa quelques paquets de journaux macul?s de timbres et de tampons, retira sa casquette ? l?embl?me des Postes et demanda du caf?.
? Tu tombes ? pic, Valentin. Isa?as veut aller ? Rio et je lui recommandais justement de prendre conseil aupr?s de toi.
? Quand penses-tu partir, Isa?as ? demanda aussit?t mon oncle, peu surpris.
? Demain, dis-je, tout ? fait r?solu.
Il n?ajouta rien. Nous nous t?mes ; ma tante sortit de la pi?ce, emportant le manteau mouill?, et revint aussit?t avec du caf?.
? Tu en veux, Valentin ?
? Oui.
Tout en remuant lentement le sucre au fond de la tasse, mon oncle resta silencieux un bon moment. Il avala une gorg?e de caf?, puis une d?eau-de-vie, retint le verre ? liqueur un instant en l?air et le reposa machinalement sur la table. Alors, son visage aux traits grossiers et hardis r?v?la progressivement un grand effort de concentration int?rieure. Ma m?re n?avait rien dit jusque-l?.
A un moment donn?, sous un pr?texte quelconque, elle se leva et se dirigea vers le fond de la maison. Au moment o? elle sortait, ma tante posa une question insignificante sur l?organisation domestique, sans ?voquer ma r?solution et sans tirer mon oncle des cogitations profondes dans lesquelles il ?tait absorb?.
Inquiet, je me pris ? attendre une r?ponse de sa part, notant les moindres contractions de son visage et d?chiffrant les plus furtives ?tincelles dans son regard. L?espace d?une seconde, il me sembla qu?il avait suspendu tout mouvement ext?rieur de sa personne. Sa respiration s??tait comme arr?t?e ; il avait l?air s?v?re et renfrogn?, les rides de son large front carr? ?taient figg?s, comme si elles avaient ?t? coul?es dans du bronze : ses yeux, fix?s sur une fente de la table, brillaient, brillaient extraordinairement, saillants, pr?ts ? jaillir de leur orbite, pour suivre la piste probable de ma vie dans le maquis broussailleux des ?v?ments.
Je l?aimais bien. C??tait un homme loyal, valeureux, peu instruit, mais au c?ur franc et g?n?reux. Depuis l??poque o? il avait ?t? porte-drapeau du Parti lib?ral aux ?lections, on mettait ? son compte quelques prouesses et bravades insolites et bien men?es. Aux portes des boutiques, quand il passait, chevauchant son sympathique et maigre cheval, un sac de courrier en croupe, on murmurait : ? Quel hypocrite ! Il en a d?j? liquid? deux… ?
J??tais au courant de l?affaire, et vraiment convaincu de son exactitude ; cependant, malgr? les exigences idiotes de ma morale implacable, je n?avais pas honte de l?estime que j?avais pour lui ; mieux, je l?aimais, sans la moindre trace de crainte : je l?aimais pour son caract?re d?cid?, je l?aimais pour le soutien solide qu?il nous avait apport? ? ma m?re et ? moi, ? la mort de mon p?re, Vicaire de la paroisse de ***. Il m?avait pouss? ? poursuivre mes ?tudes, avait fait des sacrifices pour me donner livres et v?tements, d?ployant dans ce but une activit? au-dessus de ses moyens et de ses forces.
Pendant les deux ann?es qui suivirent mes Human?t?s, gr?ce ? son temp?rament audacieux, il avait r?ussi de temps ? autre ? me trouver quelque emploi. De cette fa?on, je continuais ? mener une douce et m?diocre vie campagnarde perp?tuellement troubl?e par l??tourdissant dessein de mettre les voiles pour Rio. Va, Isa?as ! Pars !
Mon oncle leva la t?te, posa longuement son regard sur moi et dit :
? Tu fais bien !
Il finit son caf?, demanda son manteau et me proposa :
? Viens avec moi. Nous allons chez le Coronel… Je veux qu?il te recommandre au d?put? Castro.
Ma tante lui apporta son manteau et, au moment o? nous sortions, ma m?re apparut et me recommanda :
? Couvre-toi bien, Isa?as ! Tu ne prends pas ton chapeau de pluie ?
? Si M?re, r?pondis-je.
Pendant une quarantaine de minutes, nous avons pataug? dans la boue du chemin jusqu?? la demeure du Coronel Belmiro. A peine avions-nous pouss? le portail qui donnait sur la route, que la silhouette du fazendeiro, massif et rondouillard dans son long manteau, un grand chapeau de feutre noir sur la t?te, apparut ? la porte de la maison. Nous nous approch?mes…
? Tiens donc ! Valentin ! fit paresseusement le Coronel. Tu apportes du courrier ? ?a doit ?tre de Trajan, tu sais qui c?est ? L?associ? de Martins, de la rue des P?cheurs…
? Non, patron, interrompit mon oncle.
? Ah ! C?est ton neveu… Je ne le connaissais pas… Comment ?a va, petit ?
Il n?attendit pas ma r?ponse et poursuivit sur le champ :
? Alors, quand pars-tu pour Rio ? Ne reste pas ici… Pars… Dis-donc, Valentin, tu connais Azevedo ?
? C?est exactement pour parler de ?a que nous sommes venus. Isa?as veut aller ? Rio et j??tais venu vous solliciter…
? Quoi donc ? coupa le Coronel sur ses gardes.
? Je voulais, s?il vous pla?t, Monsieur, bredouilla l?oncle Valentin, que vous recommandiez ce jeune homme au d?put? Castro.
? C?est bien m?rit?, mon brave Valentin… Oui… puisque tu as travaill? pour Castro. Entre nous sois dit, s?il a ?t? ?lu, il le doit ? moi et aux ?mes mortes, mais ? toi aussi qui en a rapatri? quelques-unes…
Il rit grassement, tr?s satisfait d?avoir ressorti une si vi?ille plaisanterie et demanda ensuite avec amabilit? :
? Qu?est-ce que tu veux que je lui demande exactement ?
? Si je peux me permettre, vous pourriez dire dans la lettre qu?Isa?as va poursuivre ses ?tudes ? Rio ? sa prop?deutique est d?j? faite ? et qu?il a besoin, puisqu?il est pauvre, que le d?put? Castro lui trouve un travail.
Le Coronel ne se fit pas prier, il nous fit asseoir, envoya chercher du caf? et alla dans une pi?ce voisine ?crire la missive.
(…)
 
 
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Fonte : BARRETO, Lima. Souvenirs d?un gratte-papier. Traduit du br?silien par Monique Le Moing et Marie-Pierre Maz?as. Paris, ?ditions L?Harmattan, 1989, p. 19-25.